
Rencontre avec la troupe les Joues Rouges : « L’Ecume des jours est un projet qui nous tient à cœur »
Ils se sont rencontrés sur les bancs du Cours Florent. A peine sortis de cette école, ils montent leur propre troupe et se lancent dans l’adaptation théâtrale et musicale d’un incontournable de la littérature, L’Ecume des Jours de Boris Vian, véritable succès au théâtre Le Lucernaire. Rencontre avec les membres de la troupe Les Joues Rouges, à la fois fascinants et incroyablement talentueux.
Quel est votre premier souvenir lié à l’humour ?
Claudie Russo-Pelosi (metteuse en scène de la pièce et interprète d’Alise) : En Angleterre avec ma famille. Mon frère et mon grand-père sont les deux clowns de la famille. J’ai eu les plus gros fous rires de ma vie avec eux !
Stéphane Piller (interprète de Nicolas) : La ruée vers l’or. Mon père m’avait fait découvrir ce film. J’avais 7 ans. J’adorais le moment où Charlie Chaplin s’apprête à sauter dans l’eau. Il s’échauffe, fait 15 000 exercices, il plonge mais se ramasse parce qu’il n’y a pas d’eau ! J’avais éclaté de rire, j’étais tellement surpris. Il m’avait complètement eu !
Ethan Oliel (interprète de Colin) : La Chèvre avec Pierre Richard. J’ai visionné en boucle le moment où il s’enfonce dans les sables mouvants. Il est tellement maladroit… Peut-être que j’y trouvais une certaine connivence avec ma personne, un allié dans cette souffrance ? [rires].
Christos Paspalas (directeur artistique de la pièce) : En Grèce, dans ma famille, avec les cousins, les oncles, les grands-parents. J’ai découvert toute cette culture qui n’était pas la mienne à la base mais où j’ai trouvé un humour qui m’a fait rire tout de suite et qui apaisait les tensions. J’étais à l’écoute et observateur comme je ne parlais pas grec.
Vous avez monté votre troupe Les Joues Rouges en 2018. Pourquoi avoir choisi ce nom ?
Claudie Russo-Pelosi : En référence à L’Ecume des Jours et ses personnages – Colin, Chloé, Chick, Alise, Nicolas, Isis – qui agissent de manière immédiate et irréfléchie. Leurs émotions sont spontanées, comme lorsqu’on a les joues rouges. Les artistes de cette troupe sont aussi liés aux personnages du roman, par leur jeunesse – on a presque le même âge – et par leur expression libre en tant qu’artiste.
L’Écume des jours a été un déclic, je n’aurais jamais cru qu’un livre me changerait autant
Quelle est la force de votre troupe ?
Christos Paspalas : La force du groupe. On s’est rencontrés avant de monter ce projet. Dès le début, on s’est investis collectivement et on a cru à cette adaptation. Mais c’est un vrai marathon ! Je pense que le succès de cette pièce au théâtre Le Lucernaire réside dans la force d’un groupe d’amis qui joue ensemble L’Ecume des jours et qui s’amuse. C’est un lieu d’amour. Comme les séries à la Friends, on a envie d’être amis avec eux.
Stéphane Piller : L’ambiance de la troupe. On est heureux de se retrouver au théâtre, dans les coulisses. Cette joie émane lorsqu’on monte sur le plateau.
Comment avez-vous découvert L’Ecume des jours ?
Claudie Russo-Pelosi : J’avais lu le livre au collège par contrainte scolaire et j’avais adoré cet univers complètement fou et décalé que je n’avais jamais trouvé ailleurs. Personne d’autre dans la classe n’avait aimé, j’étais la seule à défendre ce roman. Je me souviens de mes prises de parole en cours alors que j’étais une élève super timide et que je ne levais jamais la main pour répondre. L’Écume des jours a été un déclic, je n’aurais jamais cru qu’un livre me changerait autant. Les couleurs sont si diverses et variées. Ce livre se découvre au fur et à mesure des lectures et des années.
Stéphane Piller : J’ai découvert L’Ecume des jours par contrainte scolaire également, en seconde. Récemment, un ami du lycée est venu voir notre spectacle et on s’est rappelés à quel point on avait détesté ce roman [rires]. Pour ce projet, je l’ai relu et j’ai beaucoup aimé. Je me suis rendu compte qu’on était juste passés à côté. On n’était pas encore ouverts à cette œuvre. Il fallait ouvrir d’autres portes pour rendre ce livre accessible.
J’avais adoré cet univers complètement fou et décalé que je n’avais jamais trouvé ailleurs
Ethan Oliel : J’ai découvert ce roman à l’occasion de ce projet, il y a quatre ans. J’ai adoré ! Mais sûrement parce que je l’ai lu plus tard. Après ce livre, j’ai lu presque tous les écrits de Boris Vian. Je voulais avoir un aperçu global de son œuvre mais aussi me replonger dans le contexte pour comprendre pourquoi L’Ecume des jours avait été écrit. Je voulais aussi comprendre ce qui avait donné envie à l’écrivain de créer toutes ces images, le monde de cette époque et cette jeunesse d’après-guerre qui a envie d’envoyer balader les codes.

Votre premier projet commun est l’adaptation d’une œuvre littéraire classique. Aviez-vous peur de vous lancer dans ce projet ?
Stéphane Piller : Comme c’est notre premier projet et qu’on vient de sortir de l’école, on n’a pas vraiment peur. On veut juste se lancer ! On était curieux de voir ce qu’on était capable de faire ensemble et découvrir jusqu’où on pouvait aller.
Christos Paspalas : Avec de l’inquiétude, on ne rendrait pas hommage à Boris Vian. Il nous faut cette insouciance. Quitte à trop faire, mais faire !
Je pense que le succès de cette pièce au théâtre Le Lucernaire réside dans la force d’un groupe d’amis qui joue ensemble L’Ecume des jours et qui s’amuse
Ethan Oliel : On est aussi animés par une double exigence. On a pour ambition de rappeler des souvenirs et d’offrir un moment de nostalgie voulu et consenti à celles et ceux qui ont connu l’œuvre dans leur jeunesse. Mais on voulait aussi donner envie de dévorer le roman à celles et ceux qui doivent le lire aujourd’hui !
Quels retours avez-vous eu depuis que vous jouez cette pièce ?
Ethan Oliel : Les retours les plus formidables sont ceux de personnes qui ne sont jamais venues au théâtre et qui le découvrent via cette pièce. On se dit « mission accomplie ! ». C’est incroyable.
Christos Paspalas : On est très touchés de voir un père emmener ses enfants qui ne voulaient pas venir au théâtre et qui, finalement, passent un très bon moment.
Je voulais comprendre ce qui avait donné envie à l’écrivain de créer toutes ces images, le monde de cette époque et cette jeunesse d’après-guerre qui a envie d’envoyer balader les codes
Stéphane Piller : Récemment, on a eu le retour d’une prof de français. Elle nous a dit qu’elle voulait faire découvrir Boris Vian à ses élèves !
C.P. : D’ailleurs, avec Stéphane, on est intervenu dans le cadre d’un appel à projet dans une classe de CM1. Les enfants se mettaient à la place du directeur de théâtre et on devait leur vendre notre spectacle. On s’est rendu compte que, par le biais de la poésie dans L’Ecume des jours, la maîtresse avait pu aborder ouvertement, avec les élèves, des sujets lourds comme la maladie ou la mort. Ces sujets se cachent derrière des images, comme celle du nénuphar par exemple.
De nombreuses adaptations cinématographiques et théâtrales de cette œuvre littéraire ont été réalisées. Quelle est l’originalité de la vôtre ?
Claudie Russo-Pelosi : Les chansons. Au fil des années, j’ai découvert que Boris Vian n’était pas seulement écrivain mais aussi chanteur et compositeur. C’était un artiste multi-facettes ! J’ai eu l’idée d’intégrer ses chansons et de faire intervenir un ou une pianiste pour les interpréter.
Jouer la naissance de ce sentiment amoureux et retrouver tous les soirs, cette même insouciance, c’est formidable
Stéphane Piller : Ce ne sont donc pas des chansons qui ont été écrites pour décrire ce qu’il se passe. Ce sont les chansons de Boris Vian que Claudie a réussi à adapter avec son texte. Elles donnent un rythme différent à la pièce qu’il faut assumer. L’exigence du projet réside d’ailleurs dans ce rythme : il faut chanter, danser, jouer et surtout, créer un nouveau monde.
Avez-vous un rituel avant de monter sur scène ?
Ethan Oliel : On se retrouve en coulisses et c’est vanne sur vanne. On a besoin de décompresser et de retrouver cette franche camaraderie, cette complicité qu’on va devoir avoir immédiatement sur le plateau notamment avec Colin, Chick et Nicolas qui entrent dès la première scène.
Sur scène, quand le public s’installe, le personnage de Boris Vian est déjà sur scène. Pourquoi ce choix scénographique ?
Claudie Russo-Pelosi : L’idée est venue par l’expérience, par étapes et par les rencontres que j’ai pu faire. J’adorais L’Ecume des jours et j’avais écrit une première adaptation de ce livre à 13-14 ans. C’était une comédie musicale ! Quelques années plus tard, j’ai pu visiter l’appartement de Boris Vian. En allant chez lui et en découvrant tout son univers, j’ai eu envie de refléter l’esprit et l’âme de cet artiste dans le spectacle. Je voulais illustrer la rédaction du livre en intégrant le personnage de l’écrivain. Je trouvais aussi qu’il y avait un écho entre la vie de cet écrivain et celle des personnages dans L’Ecume des jours : une urgence de vivre et de créer. Boris Vian a appris très tôt qu’il était malade alors il dormait très peu la nuit et il créait. Il était pris d’un élan vital de créer des choses avant qu’il ne disparaisse. Il y a donc un lien très fort entre ces deux mondes.
Boris Vian était pris d’un élan vital de créer des choses avant qu’il ne disparaisse
Christos Paspalas : Techniquement, le personnage de Boris Vian ajoute un rôle de narrateur qui permet d’éclaircir l’histoire. Ce personnage crée aussi un jeu de rythme avec les comédiens et les comédiennes.
Stéphane Piller : Dans le spectacle, ce personnage amène la parole de Boris Vian et la poésie présentes dans L’Ecume des jours.
Quel moment préférez-vous jouer dans cette pièce ?
Claudie Russo-Pelosi : Je ressens une sorte d’explosion lorsque je chante Fais moi mal Johnny. Pour certaines paroles, je regarde le public droit dans les yeux et je peux voir toutes les expressions de surprise, de joie, de stupeur,… Les spectateurs et spectatrices sont différent•e•s chaque soir et j’aime confronter leurs regards.
Christos Paspalas : Récemment, j’ai joué Boris Vian et cette réplique m’a beaucoup touché : « Cela faisait combien de temps qu’Alise attendait Chick ? Elle se contentait d’être avec lui, de l’attendre. Mais on ne peut pas accepter cela d’une femme, qu’elle reste avec vous simplement parce qu’elle vous aime ». C’est très simple et très joliment dit. Elle ne s’applique pas seulement à une femme ou un homme, mais à la vie en général. On ne peut pas accepter que quelqu’un reste avec vous simplement parce qu’il vous aime.
En allant chez lui et en découvrant tout son univers, j’ai eu envie de refléter l’esprit et l’âme de cet artiste dans le spectacle
Ethan Oliel : J’aime beaucoup la rencontre avec Chloé. Colin n’a pas envie de trouver la femme de sa vie. Il ne cristallise pas un désir. Il veut tomber amoureux pour compléter son bonheur. Jouer la naissance de ce sentiment et retrouver cette même insouciance tous les soirs, c’est formidable.
Stéphane Piller : J’adore aussi cette soirée chez Isis. C’est la première scène où on est tous sur le plateau. C’est un moment très rythmé. On n’est pas des grands danseurs mais on fait la danse qu’on maîtrise et parfois, on peut se permettre des petits pas de côté. C’est différent selon les comédiennes qui jouent Isis (en alternance Aurore Streich et Emilie Le Néouanic [n.d.l.r]). Souvent, on se fait beaucoup rire.

Avez-vous des points communs avec les personnages que vous interprétez ?
Ethan Oliel : Il est marqué « Il parlait joyeusement aux garçons et doucement aux filles ». C’est difficile de ne pas me voir dans cette phrase [rires]. Colin est insouciant, il est animé par une grande joie. Il a toujours un grand sourire, une formidable envie d’être avec ses ami•e•s. Et puis, ce trouble sentimental, amoureux. On pourrait d’ailleurs tous et toutes s’y reconnaître.
Stéphane Piller : J’ai moins de points communs avec Jean-Sol Partre [rires]. Par contre avec Nicolas, j’en trouve beaucoup. En relisant le livre, je me suis rendu compte que c’était mon personnage préféré. J’aime ce type carré dans son travail, sur lequel on peut se reposer, qui est là pour les autres. Et puis, c’est le soir : c’est l’heure de la fête et il emmène tout le monde danser. J’espère que ce personnage me ressemble !
J’ai découvert que Boris Vian n’était pas seulement écrivain mais aussi chanteur et compositeur. C’était un artiste multi-facettes !
Claudie Russo-Pelosi : Peu importe ce qu’il se passe avec Chick, notamment son obsession pour Jean-Sol Partre, Alise reste parce qu’elle l’aime. C’est à la fois, terriblement beau et déchirant. Cette contradiction lui provoque un bonheur et un malheur extrême. J’admire cette double facette.
Christos Paspalas : Jouer Boris Vian était une introspection formidable : j’étais à la fois à la direction artistique de la pièce et interprète de l’écrivain. Au lieu d’être dans le public, j’étais sur le plateau avec la troupe. Je riais avec les comédiens, je pleurais avec eux, je disais mon texte et je les dirigeais.
Auriez-vous des anecdotes sur les coulisses de toutes ces représentations ?
Christos Paspalas : La première au théâtre le Lucernaire ! Charles Garcia (Chick), doit jouer Rock and roll Mops, son premier solo de guitare. On avait beaucoup travaillé ce passage parce qu’il ne se sentait pas forcément très à l’aise pour l’interpréter. On était tous très stressés parce que c’était notre première dans ce théâtre et c’était complet ! Charles arrive pour faire son solo et au moment où il fait le premier accord, il se rend compte que la guitare ne fonctionne pas. Au lieu de nous desservir, cet accident nous a servi : Charles a joué de l’Air Guitar avec une vraie guitare [rires]. Il a réussi à transformer un accident en vraie force de frappe. C’est l’unique du théâtre.
L’exigence du projet réside d’ailleurs dans ce rythme : il faut chanter, danser, jouer et surtout, créer un nouveau monde
Ethan Oliel : J’ai une anecdote, un peu moins noble…[rires]. C’est la fin tragique du spectacle. Je suis au cimetière avec Nicolas et Isis. Le narrateur, Boris Vian, doit dire : « Alise et Chick ne viendraient jamais plus ». A la place, il dit : « Alousse et Chick ne viendraient jamais plus ». Et moi, je suis censé être triste, je viens de perdre Chloé ! Mais j’entends ce nom mal prononcé et je me dis : « Ok, c’est là qu’il faut être fort. Le mental, la formation théâtrale, c’est maintenant ». Surtout que le narrateur l’a totalement assumé, il ne s’est pas repris. En plus, on devait le regarder à la fin de la pièce mais on avait tous ce « Alousse » en tête [rires]. Extraordinaire !
Claudie Russo-Pelosi : Lors d’une autre représentation, pour cette dernière scène quand le narrateur annonce « Chloé sera morte demain », on a entendu une sonnerie de téléphone portable pile après cette phrase. C’était Eine Kleine Nachtmusik de Mozart. Un timing incroyable. En y repensant, c’était magique [rires].
Quels sont vos projets futurs ?
Claudie Russo-Pelosi : On ne sait pas jusqu’où peut nous amener L’Ecume des jours ! J’aimerais monter d’autres spectacles avec la même troupe et pourquoi pas d’autres adaptations de romans.
Ethan Oliel : Mi-octobre, je joue à Bobino une adaptation d’un conte pour enfants de Pierre Gripari et je prépare un seul-en-scène en alexandrins, une sorte de grand poème sur l’amour. J’ai hâte !
Stéphane Piller : Ethan et moi avons écrit l’adaptation d’Alice au pays des merveilles que j’aimerais rejouer !
Christos Paspalas : J’ai plusieurs mises en scène de futures pièces en préparation. Et bien sûr L’Ecume des jours, un projet qui nous tient à cœur !
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©Photo de couverture : Charles Decoux